Inktober 2021

Tick

Tick

Tick de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

Il faisait presque frais cette nuit-là. Une légère brise remontait de la mer, portant avec elle une subtile odeur de sel. Le ciel, libre de tout nuage, et une lune presque pleine, donnaient à cette nuit d'été une clarté suffisante pour que l'assassin à la fenêtre projette son ombre dans toute la chambre.

Beller, dans un silence surnaturel, descendait de l'encadrement de la fenêtre. Une fois les pieds au sol, il prit quelques secondes pour complètement analyser les alentours. « Trois bosses dans le lit, Borso et deux femmes. Deux portes, gauche pour la salle d'eau, droite pour le couloir. Un bureau, divers documents, livres, lettres, un coupe-papier en argent, des plumes, de l'encre. Une coiffeuse, maquillages, peignes. Une armoire entrouverte, vêtements. Trois chandeliers éteints. Pas de cheminée. »

Familiarisé avec la pièce, il avança sans un bruit vers le lit. Il vit trois têtes dépasser du très léger drap de lin transparent. Borso dormait entre deux jeunes femmes, probablement ses maîtresses. Beller tira de sa poche un petit sachet de papier plié qu'il ouvrit délicatement. À l'intérieur se trouvait un insecte noir, une petite tique. Il se pencha sur le lit, sans le toucher, pour déposer la tique dans le cou du prince marchant, mais, au dernier moment, Beller se figea sur place.

Il lâcha le sachet qui tomba, avec la tique, dans le cou de sa cible et retira d'un geste vif l'aiguille du sien. On lui avait tiré dessus à la sarbacane. Beller fit un pas maladroit en arrière et tourna la tête pour regarder par la fenêtre. Sur le toit d'en face, se tenait une silhouette. Sa vision se troublait et il n'arrivait pas à voir quel que détail que ce soit. Il regarda dans le lit, et vit que la tique gonflait déjà à vue d'œil. Même s'il mourrait ce soir, sa mission était un succès.

Beller voulut courir vers la fenêtre pour aller confronter son mystérieux adversaire, mais les deux portes s'ouvrirent et des hommes en armes entraient dans la chambre. L'assassin, encerclé et en panique, se mit dos au bureau, il essaya de dégainer sa dague, mais ses forces l'abandonnèrent. Il mit un genou au sol et il sombra dans l'inconscience.

Il eut la sensation de cligner des yeux et déjà d'être réveillé. Son sommeil avait été sans rêve et son esprit n'avait pas enregistré le temps passer. Il ne pouvait dire combien de temps, il avait dormi. Beller savait juste ce que son corps lui disait. Il était assis sur un sol de terre battue, les bras levés, attachés par des fers qui l'empêchaient de s'allonger. Son dos était en contact avec un mur de pierres froides. Sa bouche était pâteuse et sèche, il avait soif.

Beller ouvrit enfin les yeux et en effet, il était dans des geôles souterraines. Il était cependant complètement nu. Tentant de changer de position, il grimaça en constatant le piteux état de ses poignets, mutilés par les fers.

Comment les choses avaient-elles pu dégénérer aussi vite ? Il se repassa le film des évènements et n'arrivait pas à comprendre par où cette mystérieuse silhouette avait pu venir. Il avait eu une vue dégagée des toits avant d'entrer dans la chambre de Borso, comment aurait-il pu rater un autre assassin ?

Non, ça n'avait pas de sens, la seule explication était qu'on l'attendait. La personne derrière la silhouette était très certainement en embuscade dans une autre pièce de la résidence, ou dans un autre bâtiment. Mais si c'était bien le cas, ça voulait dire… Avant qu'il n'eût fini son raisonnement, la porte s'ouvrit et Borso entra, accompagnés de gardes.

« Alors ? Voici donc la vermine arelatte qui me traque depuis deux semaines. Je suis surpris que tu aies attendu si longtemps avant de tenter quelque chose, gamin. »

Beller ne dit rien, il regardait le prince marchant sans témoigner aucune émotion en surface. Intérieurement, en revanche, il fulminait. Il était en colère contre lui-même, car la tunique du prince laissait voir pleinement son cou et aucune trace de morsure de tique n'y était apparente. Il avait été dupé par un double.

Roof

Roof

Roof de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

Au Sud-Est d'Arelat, au bord de la Mer Apriceanée, se trouvait Carallie, une nation riche et prospère, qui profitait de sa situation centrale dans le monde pour faire fleurir son commerce maritime. Bénie d'un climat maritime chaud et ensoleillé toute l'année, ses villes étaient constituées de bâtiments de pierre et de tuiles sans aucune considération pour les précipitations ou la neige.

C'est dans une de ses somptueuses villes que se trouvait Beller. Le jeune espion d'Arelat avait été envoyé ici sur ordre de son maitre pour une tâche qui constituait une confirmation de sa dévotion. Il devait assassiner la personne la plus importante de la cité : Borso Bellini, l'un des cinq grands princes marchands de Carallie.

Comme on pouvait s'en douter, assassiner une personne aussi importante n'était pas des plus aisés, aussi Beller prenait son temps. Il passait ses journées à espionner Borso. Les villes de Carallie avait cela de pratique qu'elles disposaient de toits de tuiles solides et relativement plats. Qui plus est, la plupart des bâtiments faisaient au moins deux, voir trois étages et les rues pouvait être suprenamment étroites. Enfin, cerise sur le gâteau, en Carallie, on avait pour tradition de décorer les rues lors de divers festivals et carnavals, aussi, les grandes rues étaient parsemées des cordes par lequel Beller pouvait passer.

Alors qu'il observait sa cible tout en mangeant un morceau de jambon qu'il avait volé dans un fumoir, Beller se fit la remarque que ça faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas touché le sol. Il y avait tout ce qu'on pouvait avoir besoin sur les toits : de nombreux marchands y entreposaient leurs stocks, sans aucune forme de sécurité, juste posés sous un drap imperméable ou dans un petit cabanon sans serrure. Beller y avait trouvé des vêtements, des fruits et de la viande séché. Les différents restaurants de la ville y mettaient des fumoirs à poisson ou à jambon, dans lesquels l'espion s'était servi. Et pour le plus grand confort de Beller, certaines habitations y avaient placé leurs toilettes.

Car oui, Carallie, tout comme Arelat, avait une longue histoire antique et avait connu une époque de grands bâtisseurs. Le pays était parsemé d'aqueducs et les villes profitaient d'une eau fraiche abondante et de systèmes d'égouts leur permettant l'évacuation des déchets. Depuis les toits, Beller pouvait s'abreuver dans les quelques aqueducs qui passaient à cette hauteur.

Beller se sentait en sécurité sur les toits, et ce sentiment fit naitre en lui un fantasme. Pourquoi en partir ? Finalement, il était bien là, au soleil, à manger des fruits sucrés et boire de l'eau fraiche. Vivre caché, au nez et à la barbe de toute une ville, seul, libéré de toute contrainte, des entrainements, de la cour, des meurtres et des assassinats…

C'est deux jours plus tard que, bien malgré lui, ses espoirs naissant de liberté furent anéantis. Alors que le soleil se couchait et que Beller rentrait sur le toit où il avait établi son campement, un croassement le fit s'arrêter. Il leva machinalement le bras et le corbeau vint s'y poser. Il détacha le message de sa patte et l'oiseau s'envola sans attendre.

Il serait très complexe de retranscrire ici, ce qui était écrit sur ce petit papier, tant les langages secrets des espions d'Arelat sont sophistiqués. Quoi que fut marqué, à sa lecture, Beller perdu toute expression, son visage devint neutre, son froid et calculateur.

Cette nuit-là, il s'introduisait dans les appartements du prince.

Stuck

Stuck

Stuck de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

— N'vous arrêtez pas, sire ! On doit y traverser.

Clairence XIV s'était arrêté pour se reposer contre une vieille souche d'arbre couvert de mousse et de champignons. Progresser dans les eaux épaisses et boueuses du marais l'épuisait. Pour ne rien arranger, il se prenait régulièrement les pieds dans des plantes aquatiques, dans des nénuphars ou simplement sur le relief accidenté sous la surface de l'eau. À bout de souffle, son corps lui réclamait à grande inspiration toujours plus d'air, mais l'air était nauséabond, il régnait ici une odeur répugnante d'œuf pourri et à chaque inspiration, il était pris de spasmes vomitifs.

— Juste une minute Beller, il faut que je reprenne mon souffle, murmura Clairence.
— J'suis désolé, sire, mais non. On a pas ce luxe, rétorqua l'éclaireur en prenant le roi par le bras et en le forçant à se relever. Les troupes du Duc vont nous tomber dessus d'une minute à l'autre.
— Il faudrait que leurs chevaux acceptent de s'aventurer dans le marais sans paniquer.
— Sire, même à pied, ils peuvent nous rattraper, on peut pas s'arrêter.

Beller passa le bras gauche du roi par-dessus son cou et entreprit de l'aider à marcher. Ils avançaient péniblement, pas après pas. Clairence XIV semblait réellement au bord de l'évanouissement. Cela n'aurait pas vraiment dû surprendre l'éclaireur, car si son corps à lui était endurci d'années de pratique de son art, celui du roi était attendri par la vie de palais.

Soudain, Beller s'immobilisa. Son visage affichait un regard inquiet, puis finalement, il ferma les yeux. Le roi qui remarqua le changement d'allure le regarda un moment sans comprendre. Il ouvrit la bouche pour lui demander ce qu'il se passait, mais avant que le moindre son puisse en sortir, l'éclaireur y posa une main pour lui ordonner de rester silencieux.

— Cinq chevaux, au galop, Sud-Sud-Est, dit finalement Beller, sur le ton neutre et sans vie qu'il avait toujours lorsque son autre personnalité reprenait le dessus.
— Les hommes du Duc !
— Oui, mais… Au galop ? se demanda à lui-même Beller.
— C'est bizarre, comment peuvent-ils faire galoper les chevaux dans cette soupe ?

Beller lâcha le roi, que la perspective du combat commençait à réveiller. Il fit quelques pas vers l'Est. Il cherchait visiblement quelque chose. Clairence eut la surprise de le voir s'aventurer dans une partie profonde du marais et de commencer à nager.

— Beller ! Tu vas de te noyer ! s'écria le roi avant de voir Beller remonter à la surface et marchait sur l'eau. Comment ? demanda-t-il abasourdi.
— Il y a un chemin caché, sire ! Une route juste sous la surface de l'eau, encadré par deux grandes tranchées profondes. C'est pour ça que les chevaux sont au galop.

Le roi rejoignit son éclaireur et fut forcé de constater qu'il disait vrai. Une grande route, bien visible lorsqu'on était dessus, traversait le marais en serpentant. Elle était immergée sous à peine un pouce d'eau.

— Un chemin de contrebandier ? demanda Clairence.
— Non, trop large, trop grand, trop long. C'est une route secrète, fabriquée par le Duc ou l'un de ces ancêtres. Un avantage tactique critique en cas d'invasion, de fuite ou de poursuite.
— C'est donc pour ça qu'ils nous ont acculés jusqu'au bord du marais, ils peuvent le pratiquer sans crainte.

Leur conversation fut interrompue par le bruit des galops qui se faisaient maintenant clairement entendre. Bientôt, ils virent apparaitre les cavaliers. Ils étaient cinq, en armure de maille, équipés de lances et d'épées.

— Fuyez sire. Courez le long du chemin et rejoignez nos troupes.
— Beller…
— Mais lorsque vous aurez retrouvé Toussaint, promettez-moi de marcher sur les forces du Duc. Faites lui payer sa trahison.

Le roi hocha la tête. Il posa sa main sur l'épaule de son éclaireur. Les deux hommes restèrent un instant ainsi, puis le roi parti en courant. Beller, quant à lui, faisait face aux cinq cavaliers qui approchaient. Ils étaient en rang, deux par deux, car la route ne pouvait accueillir trois cavaliers de front.

Beller dégaina ses deux sabres. Il en avait un dans chaque main, de petits sabres recourbés, armes typiques des espions d'Arelat. Il attendit que les chevaux soient sur lui.

En un éclair, il tourna sur lui-même évita les deux coups de lances et s'accroupissant trancha nette les deux chevilles des chevaux des hommes de front. Il répéta cette manœuvre trois fois, et les cinq chevaux s'effondrèrent. Avant même que les soldats ne purent s'extirper de l'amoncèlement de chair agité qui résultait du carambolage, Beller fut sur deux d'entre eux qu'il décapita net. Les chevaux souffrant, ils s'agitaient en tout sens et l'un des hommes fut martelé à mort par les sabots qui frappaient dans toutes les directions. Seul deux hommes parvinrent à s'extirper et à dégainer leurs épées.

Beller et les deux hommes restant se faisait face, séparé par l'amas de chevaux et de cadavres. Petit à petit, les chevaux paniqués, tombaient sur les bords du chemin dans l'eau putride. Lorsque le dernier le ferait, les trois hommes se jetteraient les uns sur les autres.

Enfin, ce fut le cas. Beller courut à toute vitesse sur les deux hommes. Il avait une position de course inhabituelle, il était penché en avant, baissant son centre de gravité et cachant ses organes vitaux. Les deux soldats surpris, n'avancèrent pas mais tenait leur position. Beller arriva à leur hauteur, les deux hommes levèrent leurs armes et à cet instant l'éclaireur se redressa, et inversa la marche, il stoppa net son accélération. Les pointes des deux épées lui frôlèrent le nez, Beller avait mis tout juste assez de distance pour être hors de portée. Il fit un pas et trancha les deux têtes net.

Les deux cadavres à ses pieds, Beller, couvert de sang pris quelques secondes pour reprendre son souffle. Il n'avait qu'une envie, rejoindre son roi. Mais ses sens aguiser par l'adrénaline lui interdisait de bouger. Il pouvait entendre une troupe de cavalier en provenance du sud, il n'avait vaincu que les éclaireurs.

Sour

Sour

Sour de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

Des cavaliers au galop grimpaient la colline d'herbe rousse qui surplombait les alentours. Arrivés au sommet, ils ralentirent et s'arrêtèrent côtes-à-côtes pour observer l'horizon. Ils restèrent un moment en silence à scruter le lointain. D'épaisses colonnes de fumée noire s'élevaient de derrière les collines. Le Bois de Meudron était en feu.

Ils étaient trois.

À gauche, Beller, un homme frêle d'une trentaine d'années. Il était habillé de vêtements en cotons marrons et verts qui ressemblaient à des guenilles. Un œil profane n'aurait pas vu en lui l'exceptionnel éclaireur et espion qu'il était, mais un simple badaud, peut-être un pauvre paysan ou même un mendiant.

À droite, Toussaint de Bayard, un homme massif d'une quarantaine d'années. Il avait le visage balafré et anguleux. Il portait une armure de plates, lui comme son cheval, un robuste étalon de guerre.

Au milieu, Clairance XIV, roi d'Arelat, un jeune homme d'une vingtaine d'années. Il portait une armure finement ouvragée mélangeant acier, cuir et tissus. Elle semblait offrir une protection descente au roi sans pour autant être trop contraignante à porter.

— C'est comme j'vous l'disais messires. Ils font bruler le Bois de Meudron, dit Beller l'éclaireur en pointant du doigt la grosse colonne de fumée noir qui montait au loin.
— Je vois ça soldat, confirma Clairance. Qu'en penses-tu, Toussaint ?
— C'est dur à dire… réfléchissait Toussaint à haute voix. Qu'est-ce qu'il gagne à bruler cette forêt ?
— Comme je vous l'disais dans mon rapport, le bois était le meilleur chemin pour l'armée.
— Très bien éclaireur, ressors-nous ton rapport, ordonna Toussaint.
— Quatre à cinq cents hommes, débarqués par la mer, il y a six ou sept jours. Rejoins, il y a trois jours par deux cents hommes de plus venu de l'Est. Tous les écussons et sigles sont couverts ou effacés. Troupes en attente, dans la vallée depuis deux jours. Vecteur d'attaque recommandé : passer par le Bois de Meudron et les attirer dans les champs en contrebas pour être cueillis par la cavalerie.

Le souverain comme le général, malgré les années à le côtoyer, furent une fois de plus surpris par le changement de ton de l'éclaireur. Aucun des deux n'aurait su dire, quelle version était le véritable Beller : la coquille vide récitant un rapport apprit par cœur ou le simplet sans raffinement incapable de s'exprimer correctement.

— Est-ce qu'ils auraient des espions dans nos rangs ? Quelqu'un leur aurait transmis le rapport ? demanda le roi.
— J'pense pas, nos rapports sont jamais écrits et vous êtes les seuls à qui on les donne.
— Beller à raison, sire. Ils ont simplement dû arriver aux mêmes conclusions que nous et ont décidés de nous couper cette voix d'accès. — Je vois. Alors, dans ce cas, quels sont les autres moyens d'accéder à la vallée ?
— Par le nord, c'est la mer, dit Beller en pointant du doigt le fin liseré bleu qu'on voyait à l'horizon. Par le sud, c'est les marais. D'après les pégus du coin, c'est un bourbier acide qui pue l'œuf pourri.
— Aucune voie d'accès… dit Toussaint. Et si on fait le tour ?
— Les prendre à revers ? étudia Beller. J'imagine que c'est bien possible, mais ils sont juste à la frontière. Ça veut dire passer par chez Orangis.

Il y eut un temps de silence, ils étudiaient la possibilité.

— Ça me parait très délicat d'envoyer autant de troupes sur les terres du Duc. Il risquerait de prendre ça pour une agression.
— Surtout si c'est lui qui a envoyer les renforts. Il est peut-être parti prenante de l'invasion.
— Tu as raison Toussaint, il faut d'abord envoyer un émissaire diplomatique pour tirer la situation au clair.
— En effet sire.
— T'as recommandation ?

Toussaint inspira longuement en fermant les yeux. Intérieurement, il compilait toutes les informations à sa disposition afin d'établir un plan d'action. Finalement, il ouvrit les yeux et débita.

— Six cents hommes reste sur place : deux cents fantassins, cent archers, cinquante cavaliers et cinquante balistères. Leur mission est de couper une potentielle retraite par le bois une fois celle-ci brulée. Le reste des troupes font le tour par le sud. Nous envoyons dès ce soir, Beller, un émissaire et quelques hommes chez le Duc l'informer de la situation et récolter des informations. Vous, sire, le suivez à deux jours de retard, avec une escorte. Vous allez chez le Duc pour tirer la situation au clair. Beller, dans tous les cas, au bout d'un jour d'enquête vous partez à la rencontre du roi afin soit de l'empêcher de tomber dans un piège, soit pour lui donner le plus d'informations possibles sur la situation à la cour du Duc. Pendant ce temps, les troupes ne s'arrêtent pas. En fonction de ce qu'il se passe chez le Duc, nous formons un plan de bataille depuis l'Est ou nous organisons une retraite afin de ne pas nous retrouver pris en étau entre le Duc et l'armée inconnue.

Le roi réfléchit un temps et acquiesça.

— Très bien, dit le roi. Messieurs, nous sommes les trois seuls au courant de ce plan. Faisons en sorte que cela reste le cas le plus longtemps possible.

Pick

Pick

Pick de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

L'impératrice Anteress Première entra dans la grande salle du trône du Palais d'Été. Visiblement fatiguée, la souveraine se laissa tomber dans son trône avant de prendre la parole.

« Braves gardiennes de l'Ordre du Tournesol ! » dit l'impératrice à l'attention des dix adolescentes en armure qui se tenaient au garde-à-vous devant elle. « Je vous remercie d'être venues si rapidement, de si loin. Vous êtes, d'après Violetta, les dix plus brillantes représentantes de votre ordre ayant moins de vingt ans. » Certaines des dix jeunes gardiennes ne purent réprimer un sourire à l'entente de ce compliment venant, indirectement, de leur Maître d'Armes. D'ailleurs, le regard de celle-ci se chargea de fierté avant de revenir à son expression dure et neutre. « Comme vous pouvez le voir à la soudaine disparition de mon ventre rond, la princesse Antaress Ⅱ est née, il y a quelques nuits de cela. »

Cette fois-ci, toutes affichèrent un grand sourire. Leur ordre avait pour seule mission sacrée de protéger l'impératrice, sa famille et ses intérêts ; la naissance d'une princesse héritière était une très grande nouvelle. « Alors que je ne demande rien de plus que de me reposer, mes différents conseillers me harcèlent pour que soit affectée une gardienne à ma fille le plus rapidement possible. En temps normal, ça aurait attendu que nous rentrions à la capitale pour la cérémonie officielle, mais en considérant les récents évènements, ça me semble plus sage à moi aussi de procéder hors du décorum. »

Un frisson parcourut les dix adolescentes. C'était la consécration ultime pour une gardienne de leur ordre de se voir confier la protection d'un membre de la famille impériale. Celle qui serait choisie devrait prêter serment et sa vie ne serait alors plus que dédiée à une seule chose : la protection de la princesse.

« Faites-la entrer » ordonna l'impératrice.

Les deux gardes qui encadraient la porte, l'ouvrirent. Entra une femme en armure tenant dans les bras un nouveau né. Aucune des dix gardiennes ne put maintenir le garde-à-vous, toutes étaient bouches bées, certaines mêmes inspirèrent bruyamment à la surprise de ce spectacle.

Ce n'était pas la princesse qui entraina cette réaction, c'était la femme qui la tenait dans ses bras : Tessa de Bayard, la gardienne Tournesol personnelle de l'impératrice, la Maîtresse de leur ordre et la Cheffe de l'État-major des armées du Saint-Empire. C'était une légende vivante et accessoirement la fille du plus grand guerrier de l'histoire de l'empire, Toussaint de Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche. À 53 ans, Tessa était une femme qui avait une présence intimidante et un charisme inhumain.

Violetta se contenta de frapper du talon sur le marbre de la salle du trône pour que les jeunes gardiennes reprennent instinctivement leur garde-à-vous. La Maître d'Armes était intérieurement tout aussi excitée que ses élèves rien qu'à l'idée d'être dans la même pièce que Tessa. Mais contrairement à ses cadettes, elle n'en laissa rien paraitre.

Sans un mot, Tessa s'approcha de la gardienne la plus proche d'elle. Elle lui passa la princesse avec mille précautions. L'adolescente un peu perdue, tenait le nouveau né comme elle pouvait. Elle essayait tant bien que mal devait en sorte que son petit crâne ne touche pas le métal froid de son armure.

« Tu peux procéder, Tessa » dit simplement l'impératrice. Celle-ci approcha son visage de la jeune princesse et lui souffla légèrement sur le visage. Le bébé se réveilla aussitôt et se mit immédiatement à pleurer. La gardienne qui la tenait affichait une expression détresse sur le visage, mais personne ne lui prêtait attention. Tous étaient focalisés sur la princesse. Au bout d'une trentaine de secondes, Tessa repris la princesse qui se calma instantanément, et alors que la guerrière se plaçait devant la deuxième jeune fille et lui tendis le bébé, les gardiennes comprirent la nature du test.

Aucune des six premières gardiennes ne parvint à stopper les pleurs de la princesse. En revanche, à chaque fois que Tessa la reprenait dans ses bras, elle se calmait aussitôt et commençait à se rendormir. Ce fut au tour d'Ava, une jeune gardienne de 14 ans ; la plus jeune des dix présentes. Tessa lui tendit le nouveau né qui se mit à pleurer comme pour les autres. La princesse agitait les bras et les jambes en s'époumonant.

Lorsqu'on lui demanda, des années après, elle ne sut jamais expliquer pourquoi elle avait fait ce qu'elle fit ce jour-là. Ava tendit son index droit et le mit sur la trajectoire des bras agités du nouveau né qu'elle tenait dans ses bras. Celui-ci agrippa le doigt couvert de maille par réflexe. Peut-être était-ce le contact froid du fer ou la sensation légèrement huileuse de la graisse anti-rouille, mais quoi que ce fut, la princesse ouvrit les yeux. Elle attrapa des deux mains le doigt ganté et émit un petit gazouillis de curiosité.

Ava était plongée dans les grands yeux du bébé qu'elle tenait. Elle ne sut dire comblent de temps s'était écoulé quand elle releva la tête et qu'elle réalisa que l'impératrice s'était levée et était maintenant juste en face d'elle.

Doucement, sa souveraine lui dit « Ava d'Auriolat, vous êtes désormais la gardienne éternelle de la Princesse Impériale Antaress Ⅱ. Vous n'aurez aucun autre projet que sa protection, aucune autre priorité ni aucune autre allégeance. Exception faite de votre impératrice, plus personne dans le Saint-Empire ou au-delà, n'a autorité sur vous. Vous serez, dès aujourd'hui et jusqu'à votre mort toute entière dévouée à votre maîtresse. Un jour viendra, ou le nouveau né que vous tenez aujourd'hui dans vos bras sera couronné impératrice du Saint-Empire Arelois, ce jour-là, vous deviendrez la Maîtresse des Tournesols et remplacerez Tessa de Bayard dans cette fonction. »

« Ava d'Auriolat, mettez un genou en terre et prêtez serment. »

Pressure

Pressure

Pressure de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

« C'est absolument inacceptable ! Nous ne saurions le tolérer ! »

La voix tonitruante de Robonier remplissait la grande salle du trône d'un écho long et claquant. Son visage rond était rouge de colère, les sourcils broussailleux froncés et il ponctuait ses phrases de grands gestes des bras. Son plaidoyer féroce et sonore était continu, on aurait dit qu'il pouvait argumenter des heures durant sans jamais reprendre son souffle.

« Un membre de la famille impériale et une gardienne de l'Ordre des Tournesols ! C'est d'une extrême gravité ! Certains pourraient qualifier ça d'hérésie ! »

Puisque Robonier ne semblait pas vouloir s'arrêter ni se calmer, l'impératrice qui commençait à avoir mal à la tête, le fit pour lui.

« Il suffit ! ordonna-t-elle d'une voix puissante et autoritaire.
— Mais, que Votre Éminente Grâce se rende compte ! continua Robonier sans se soucier de l'injonction qui lui avait été faite.
— SILENCE ! » hurla alors l'impératrice.

Et le silence se fit. Tous ceux qui assistaient à la scène retinrent leur souffle, on avait osé ignorer un ordre de l'impératrice. Robonier, lui aussi, réalisa qu'il avait franchi une limite et baissa promptement les yeux.

« Grand Inquisiteur Robonier, je comprends votre colère, votre indignation et votre frustration, mais je préfère vous prévenir, avisez-vous encore de m'ignorer et aucun titre ne saura vous sauvegarder de mon courroux.
— Je prie à Votre Éminente Grâce de bien vouloir excuser mon comportement, dit Robonier sur un ton suppliant en fixant le bout de ses chaussures.
— Bien. En ce qui concerne le prince, mon fils, dit l'impératrice tout en fixant d'un regard noir Marcus, qui était à genoux, fers aux mains et au cou. L'Église ne saurait avoir l'autorité suffisante pour punir un membre de la famille impériale. Je vous ordonne par conséquent de le relâcher, ici et maintenant. Cette affaire sera réglée en interne.
— Mais ! lâcha Robonier sans le vouloir avant de se raviser. Fort bien, comme il plaira à Votre Éminente Grâce. »

Robonier fit un signe de tête aux paladins qui retenaient le prince, et ceux-ci, sans un mot, s'employèrent à défaire ses liens. Une fois libéré, Marcus se releva avec effort. Il était encore torse nu et son corps était couvert de sueur. S'il avait été torturé, aucune trace d'un tel traitement n'était visible sur sa peau.

« Qu'on lui fasse couler un bain, dit l'impératrice aux deux servantes qui accouraient pour aider le prince à marcher. Et qu'on le confine à ses appartements, dit-elle à l'un des gardes près du trône. Grand Inquisiteur Robonier, à moins que vous n'ayez une autre affaire à régler avec moi, vous pouvez disposer. Qu'on les escorte, lui et ses hommes, hors du palais.
— Si je puis me permettre, tenta Robonier. Les fidèles demanderont des comptes lorsque cette affaire s'ébruitera. Si le peuple apprend que les membres de la famille impériale fricotent avec n'importe qui, la colère populaire risque de se faire sentir.
— Je le sais bien, soupira Antaress Ⅱ. Mais que voulez-vous que j'y fasse. Le Prince sera puni, de cela, le peuple peut en avoir la certitude, n'est-ce pas suffisant ?
— Votre Éminente Grâce sait bien que non, malheureusement. Je prie Votre Éminente Grâce de ne pas seulement penser au prince, mais surtout à l'héritière de Votre Divine Personne, la princesse Antaress. Je n'ose imaginer le risque qu'elle pourrait courir lorsque tous les petits nobliaux de l'empire apprendront qu'on peut trousser…
— Pas un mot de plus Robonier ! ordonna l'impératrice.
— Puisse Votre Éminente Grâce me pardonner, mais elle sait que j'ai raison.
— Que voudriez-vous que je fasse ?
— Ma Divine Souveraine, vous le savez. Il n'y a qu'un seul châtiment qui saurait racheter la faute d'un prince souillé. »

Après un long moment de silence, Antaress murmura du bout des lèvres, une larme naissante au coin de l'œil : « Je n'ose m'y résoudre… »

Watch

Watch

Watch de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

Il y avait une fine brise qui filtrait des rideaux de soie de la chambre du prince Marcus. Le vent était juste assez doux pour qu'il y fasse un peu frais. Un changement bienvenu, après des semaines de nuits chaudes et humides. Dans son sommeil, poussée par la sensation du petit frisson qui venait, Celia se blottit contre son amant princier.

Le mouvement le réveilla et quand il comprit ce qu'il se passait, il ne put réprimer un sourire. D'un geste le plus discret qu'il le pouvait, il remonta la fine couverture de coton afin de réchauffer le corps nu de Celia, qui, malgré la prudence du prince, se réveilla à son tour.

— Bonjour Monsieur, dit-elle sur un ton faussement formel, sans ouvrir les yeux. Son Altesse Impériale à bien dormit ?
— Bien le Bonjour Mademoiselle, dit-il en entrant dans le jeu. Par votre grâce, j'ai bien dormi. Cela sera mis à votre crédit.
— Je ne suis que l'humble servante de Son Altesse Impériale, continua-t-elle, ouvrant enfin les yeux.

Les deux jeunes gens passèrent les minutes qui suivirent à se saluer de manière plus charnelle. Doucement, le soleil se levait et quand Celia sauta du lit pour s'habiller, il devait être six heures. Ramassant ses affaires éparpillées au sol, elle évitait soigneusement le regard de Marcus. Celui-ci, encore couché et nu, pouvait très facilement la tenter, et tous deux le savait.

— Non, annonça-t-elle, sans lui lancer un regard. Pas ce matin, tu as des rendez-vous toute la matinée et le premier est dans moins d'une heure.
— Et si je le reporte ? dit le prince sur un air plein de sous-entendus.
— Hors de question ! Ce n'est pas par ce que c'est l'été que tu peux te laisser aller à la paresse ! gronda Celia qui s'efforçait de lutter contre l'envie de se jeter dans le lit.

Marcus lâcha un bref soupire et se laissa retomber sur son oreiller en signe de capitulation. Il se leva à son tour, complètement nu et parti dans une pièce adjacente pour aller s'habiller.

Une fois qu'il fut hors de vue, Celia s'assit sur le lit et souffla un coup. Elle sourit bêtement un instant et se reprit. Elle avait fini de mettre son armure ornée d'un tournesol lorsqu'elle jeta un regard par la fenêtre. Elle émit un cri proche d'un gémissement.

— Que se passe-t-il ? dit Marcus qui s'était rué dans sa chambre à moiter habillé.
— Oh non…
— Celia ! Qu'est-ce qu'il y a ?

Pour toute réponse, Celia pointa du doigt le corbeau qui était perché sur l'arbre juste en face de la fenêtre. Il regardait les deux amants de son œil impassible d'oiseau. Lorsque le prince l'avait enfin vu, et que les deux amants le regardait ensemble, il croassa avec volume un avertissement que tous comprenaient.

Ce croassement signifiait qu'ils avaient été pris la main dans le sac, le Prince et sa gardienne, amants en opposition des lois les plus sacrées de l'empire. Il signifiait que l'impératrice si elle ne l'était pas encore, en serait informée dans les prochaines minutes. Il signifiait que le prince serait très sévèrement puni, et peut-être même présenté au Tribunal. Il signifiait que Celia serait mis à mort avant le coucher du soleil.

Celia regardait Marcus avec un air d'impuissance. Celui-ci affichait une expression de panique. Il prit un moment pour regagner ses esprits, le corbeau était déjà parti. Il le restait plus qu'une chose à faire.

« Fuis. » dit-il simplement.

Fan

Fan

Fan de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

Tokiko se dandinait dans son kimono. Elle détestait rester assise trop longtemps et aujourd'hui, justement, c'était le programme, et pour plusieurs heures. Ça faisait à peine quelques minutes et elle pouvait déjà sentir les fourmis lui monter dans les mollets. Elle voulut changer de position afin de balancer son poids sur sa jambe gauche, mais à peine le mouvement amorcé, sa gouvernante lui lança un regard noir.

— Arrêtez de bouger enfin ! Vous allez froisser les tissus de votre tenue.
— Je sens plus mes jambes, pourquoi on peut pas faire ça debout ?
— Une rencontre diplomatique ? Debout ? demanda, incrédule, la gouvernante.
— Pourquoi pas ?
— Vous croyez vraiment que si, elle, elle vous recevait, elle ne resterait pas assise sur son trône ?
— Si, probablement… se renfrogna Tokiko.

Derrière le rideau, elle entendait du bruit, des gens qui entraient et parlaient. Les tambours tonnèrent, on annonça son nom à très haute voix et enfin, le rideau, s'ouvrit.

Dans l'assistance, on regardait a yeux grands ouverts. La petite troupe de diplomates resta subjuguée par l'imposante présence de Tokiko, formellement connue sous le nom de Myōkō Tennō, Impératrice du Chisaki, le pays le plus à l'Est du monde connu, au-delà duquel ne s'étendent que des eaux infinies.

Son Altesse Myōkō, était assise dans une structure hexagonale de bois peint, richement décoré à l'or et parée de tissus colorés. Depuis son trône en hauteur, ses yeux en amande portaient un regard de supériorité sur l'assemblée. Son kimono, très finement ouvragé, ses très longs cheveux noirs, coiffés de manière à leur donner un important volume et son maquillage raffiné donnaient à l'impératrice une aura de poupée, de sculpture précieuse.

S'efforçant de maintenir son aura de mystère et de délicatesse, Tokiko cachait sa bouche et la pointe de son nez à l'aide d'un éventail orné d'un phénix. Évaluant les réactions que son apparition suscitait chez ses hôtes, elle les regardait tours-à-tours. Elle fut plutôt satisfaite de constater l'unanime expression d'assujettissement qui se lisait sur les visages de l'assemblée.

Unanime, ou presque. Tokiko la repéra facilement au milieu de la délégation, sa contrepartie occidentale, l'impératrice Antaress Ⅱ, souveraine du Saint-Empire Alerois, ou Arelois, Tokiko n'était plus sur du nom. Tokiko, l'observa longuement, Antaress maintenait son regard, sans interruption. Pendant cet échange silencieux, Tokiko se demandait, si ne se jouait pas là, sans qu'elle le sache la question d'une domination d'une impératrice sur l'autre, d'un empire sur l'autre.

Spirit

Spirit

Spirit de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

Au lendemain de la formation du Saint-Empire Arelois, profitant de sa popularité et de l'économie bondissante, l'impératrice Antaress Première, alors fraichement couronnée, ordonna à ses meilleurs savants et ingénieurs la mise en œuvre d'un grand projet propre à démontrer au monde la supériorité technique, culturelle, voire civilisationnelle de sa grande nation. Ceux-ci, après de nombreuses concertations et de longues réflexions, présentèrent à leur souveraine une idée qui, selon eux, pourrait renforcer encore la place dominante de l'empire dans le jeu des nations.

Ils avaient pour ambition de joindre deux des douze grands fleuves du royaume afin de former un grand canal reliant les deux mers dans lesquelles ceux-ci se déversaient. Ce projet gargantuesque demandait de creuser le canal sur plus de deux cents lieues, il nécessitait la construction de plus de cinquante écluses à moulin et la mise en place d'un système de sémaphores le long du canal afin d'assurer une communication rapide entre les éclusiers et ainsi préserver la cohérence du sens d'écoulement du courant.

« Des sémaphores ? La cohérence du sens du courant ? Vous allez trop vite, messieurs, je peine à vous suivre ! »

L'impératrice, contrairement aux rumeurs qui la voulaient impassible, dramatique ou condescendante, était en fait, tout ce qu'il y a de plus simple. Les efforts de la jeune femme de 20 ans pour utiliser un vocabulaire châtié et rester formelle étaient presque attendrissants.

« Nous prions Votre Éminente Grâce de bien vouloir nous excuser, répondit très formellement Morguier, le chef du projet.
— Non, non, c'est moi qui ai du mal. Qu'est-ce qu'un sémaphore au juste ?
— Eh bien, voyez-vous un sémaphore est une construction qui ressemble à un moulin à grain, mais au lieu d'être surmontée par un moulinet conçu pour prendre le vent, on y trouve un mécanisme de bois qui se voit de loin et qui peut changer de forme. Ainsi, de sémaphore en sémaphore, on peut transmettre un message, lettre par lettre ou mot par mot, suivant le code utiliser. Ça va bien plus vite qu'une hirondelle messagère. »

La jeune impératrice restait impassible, les yeux grands ouverts comme si elle buvait les paroles du savant et en demandait plus. Voyant que rien ne suivait, elle se redressa et fronça les sourcils. Elle essayait de visualiser ce dont Morguier lui parlait.

« Je vois… dit lentement Antaress dans un mensonge qui ne trompait personne.
— La structure au sommet ressemble à un homme qui agite les bras, tenta Morguier. Votre Éminente Grâce en a peut-être vu lors de ses voyages en Boldanie.
— Ah ! s'écria l'impératrice dans un éclair de lucidité. Oui, je vois de quoi vous voulez parler.
— J'étais sûr que Votre Éminente Grâce savait de quoi il s'agissait ! félicita Morguier.
— Hmpf, souffla Antaress qui commençait à être agacée par le formalisme du savant. Et donc vous voulez mettre de ces sémaphores tout le long du canal ? demanda-t-elle en se levant pour voir la maquette de plus près.
— Tout à fait, il est important que les écluses soient toujours correctement maniées afin de ne pas inverser le courant du canal.
— Pourquoi ?
— Pour être tout à fait honnête, nous ne sommes pas sûrs. Mais les textes des anciens bâtisseurs concernant les voies d'eau sont très formels à ce sujet. C'est un risque qu'il nous parait inconsidéré de prendre. »

L'impératrice Antaress Première se rassit et se reposa contre le dossier de son trône. Le silence régnait à présent. Les savants attendaient patiemment son verdict. Si elle acceptait, ils deviendraient des légendes et passeraient à la postérité. Si elle refusait, ils seraient oubliés à jamais.

« Mmmmmmh… commença-t-elle. J'avoue que je suis un peu perturbée. Lorsque je vous avais demandé un grand projet, je m'imaginai quelque chose comme une cathédrale, un grand forum ou un théâtre. C'est ce que me proposent toujours les architectes de la cour.
— Notre proposition déplaît à Votre Éminente Grâce ?
— On ne peut pas dire qu'elle me déplaise, mais j'ai du mal à en juger l'intérêt.
— Oh ! Hum, je dirais que l'intérêt le plus immédiat en serait bien évidemment la manne du péage.
— Vous voulez y mettre un péage ? s'étonna Antaress sincèrement surprise.
— Bien entendu ! Pensez donc, tous les navires marchant en provenance du Nord, qui pourront acheminer leur marchandise directement par le canal, ouvrant ainsi leur commerce à toutes les régions bordant les mers du Sud.
— Et inversement, ajouta l'un des autres savants.
— Et inversement ! » renchérit Morguier.

L'impératrice ne semblait pas convaincue par l'argument. Son empire était jeune et riche, et elle le savait. Un péage ; c'était donc là tout ce que les plus grands esprits de sa grande nation avait pu mettre au point comme témoin de sa supériorité ? Un canal ouvrait de nouvelles voies commerciales, ça, elle l'avait compris, mais un péage semblait à ses yeux quelque chose d'assez petit. Qui pourrait être impressionné par le Saint-Empire Arelois et son Péage Impérial ?

L'absurdité du scénario la fit lâcher un petit rire qu'elle s'efforçât de cacher. Les savants l'avaient remarqué bien sûr, mais aucun n'osa le relever.

Les grandes nations sont celles qui marquent l'histoire par les avancées qu'ils apportent au monde, réfléchissait Antaress. Peut-être ce canal pourrait contribuer à rendre le monde plus petit, à encourager les échanges commerciaux et donc à raréfier les conflits. Plus elle y pensait, plus elle se convainquait elle-même de l'intérêt du projet. Cependant, il y avait quelque chose en trop, retirez-le et alors pourquoi pas.

« Soit ! annonça-t-elle. Le Saint-Empire reconnait l'intérêt du canal et donc autorise sa construction. Lors de la prochaine tenue du Conseil, il vous sera attribué un budget et un détachement de l'armée pour vous aider dans votre entreprise.
— Oh merci Votre Éminente Grâce !
— Cependant ! coupa l'impératrice. Le Saint-Empire gardera plein pouvoir de décision, pleine possession du canal, ainsi que plein profit de tous les bénéfices de son exploitation.
— Votre Éminente Grâce… tenta Morguier.
— Aussi, continua la souveraine sans se soucier de son interlocuteur. Je prends la décision irrévocable de garantir pour tous les navires, quelles que soient leurs origines ou destinations que le canal restera ouvert et le passage gratuit. Il n'y aura jamais de péage sur La Voie Maria.

Raven

Raven

Raven de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.

« Suivante ! »

Madame de Chatelneuf n'avait pas la moindre patience. À peine quelques secondes s'étaient écoulées depuis son appel, que déjà, elle tapait frénétiquement du pied. Ses souliers claquaient contre la pierre froide, produisant un battement qui résonnait dans toute la salle de classe vide. Elle soupira bruyamment et replaça ses petites lunettes demi-lunes sur le bout de son nez afin de lire la feuille d'émargement. Elle parcourut la liste de noms jusqu'à la première entrée qui n'était pas notée dans la colonne Examen final.

« Védiane ! Bouge-toi le popotin si tu ne veux pas que je te note sur quinze au lieu de vingt ! »

Derrière la porte, dans le couloir, on entendit des murmures et des bruits de pas paniqués. La porte, laissée entrouverte par l'élève précédent, s'ouvrit brusquement et Védiane entra dans la salle, affichant un mélange de peur et de panique sur son visage.

La jeune fille était grande et mince. Ses cheveux noirs étaient coupés au carré si haut qu'on voyait la base de sa nuque. Elle avait cependant laissé deux mèches plus longues, encadrer sa frange et son visage. Elle était vêtue, comme tous les élèves de l'institution, d'une tenue prête du corps et sombre. Mélange de plaques et de sangles de cuir noir et d'une tunique et d'un pantalon de coton gris, cette tenue, un peu inhabituelle pour des élèves, était complétée d'une paire de grosses bottes se fermant avec 3 boucles. Le tout donnait à Védiane un air d'aventurière.

« Allez, appelle en un ! On n'a pas toute la journée. »

Védiane qui se tenait maintenant juste devant le bureau de Madame de Chatelneuf, pris une grande inspiration, tourna la tête vers la petite fenêtre à arc brisé qui donnait sur la cour intérieure, tendit le bras et siffla d'un son si aigu qu'on l'entendait à peine. Après quelques instants d'attente, un grand corbeau noir s'engouffra par l'ouverture et vint se poser sur la main gantée de Védiane.

« Tu veux vraiment passer l'examen avec Rach ? s'étonna Madame de Chatelneuf.
— Oui ! Je sais qu'il est un peu capricieux, mais il m'aime bien, je crois.
— Comme tu veux. Tous les autres ont choisi Trim.
— C'est un peu de la triche de prendre Trim non ? Il a 14 ans, il sait exactement quoi faire sans qu'on ait rien à lui dire.
— J'ai tendance à être d'accord. Si ça ne tenant qu'à moi, chaque élève se verrait assigner un pensionnaire au hasard, gronda l'enseignante. Mais assez perdu de temps. Commence par une routine de placements, rappels et ordres ternaires. Après quoi, si tu en es capable, une montée synchrone. Pour finir, une figure avancée de ton choix. »

Védina s'exécuta sans se faire prier. Elle avait mille questions, mais elle connaissait sa professeure et savait qu'il valait mieux se tromper que perdre du temps à poser des questions. Elle commença par envoyer le corbeau se poser sur une des poutres de la charpente. Védiane émettait de petits sons inaudibles pour l'oreille humaine, effectuait de très discrets mouvements afin de transmettre ses ordres à l'oiseau. Celui-ci obéissait sans broncher, il passait de poutre en poutre.

Au bout d'un moment, Védiane se retourna vers Madame de Chatelneuf qui hocha la tête. Elle passa donc à la suite du programme. Tout en maintenant le regard de sa professeure, Védiane effectua un petit mouvement de la main gauche et aussitôt le corbeau s'envola sans un bruit. Il décrivit un grand arc de cercle pour rester hors de vue de Madame de Chatelneuf et se posa juste derrière elle, sur une armoire. Alors, Védiane leva le bras et Rach vint s'y poser tranquillement.

« Bien. La suite ! » commenta simplement Madame de Chatelneuf.

L'examen continue pendant plusieurs minutes. Védiane était une élève exemplaire, Rach lui obéissait parfaitement. Elle le démontra via toutes sortes de figures. Elle pouvait commander l'oiseau sans contact visuel, en sifflant, ou lorsqu'il y avait du bruit, avec de petits gestes. Elle pouvait lui donner des ordres simples comme très complexe. Le corbeau était même capable de transmettre des informations en croassant ou en effectuant une petite danse, agitant les ailes et rebondissants sur ses pattes. Après une bonne demi-heure, le corbeau comme l'élève étaient épuisés. Védiane libéra Rach qui rentra à la volière.

« Tu changes de pensionnaire pour le final ? demanda Madame de Chatelneuf, le nez dans sa prise de notes.
— Si ça pose pas de problème. Rach est trop fatigué pour la suite.
— Non aucun souci, tu veux prendre qui ? »

Alerté par le bruit du battement d'ailes qui approchait, la professeure leva brusquement la tête. Un énorme oiseau noir entra par l'ouverture de la fenêtre à peine assez grande pour qu'il y passe. C'était un corbeau gigantesque, d'une envergure d'albatros, au plumage noir de jais. Il se posa avec force sur le bras de Védiane qui eut un mouvement de recule sous la force de l'impact.

« Urgan… dit Madame de Chatelneuf dans un souffle.
— Oui ! dit fièrement Védiane.
— Tu es en deuxième année, qu'est-ce que tu veux faire avec corbeau arctique ?
— Eh bien, hésitait faussement Védiane qui avait un air défi aux fonds des yeux. Une métamorphose. »

Madame de Chatelneuf était bouche bée, un air d'incrédulité absolu le lisait sur son visage. Védiane maintenait son regard. Elle avait appris le secret des métamorphoses en lisant des traités réservés aux élèves de cinquième année et elle avait passé du temps à s'entrainer, à peaufiner sa technique. Avec l'aide d'Urgan, elle avait réussi des métamorphoses partielles et aujourd'hui, elle était prête à tenter une transformation complète. Tout ce travail, toutes ses nuits blanches allaient enfin payer.

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