Spirit de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.
Au lendemain de la formation du Saint-Empire Arelois, profitant de sa popularité et de l'économie bondissante, l'impératrice Antaress Première, alors fraichement couronnée, ordonna à ses meilleurs savants et ingénieurs la mise en œuvre d'un grand projet propre à démontrer au monde la supériorité technique, culturelle, voire civilisationnelle de sa grande nation. Ceux-ci, après de nombreuses concertations et de longues réflexions, présentèrent à leur souveraine une idée qui, selon eux, pourrait renforcer encore la place dominante de l'empire dans le jeu des nations.
Ils avaient pour ambition de joindre deux des douze grands fleuves du royaume afin de former un grand canal reliant les deux mers dans lesquelles ceux-ci se déversaient. Ce projet gargantuesque demandait de creuser le canal sur plus de deux cents lieues, il nécessitait la construction de plus de cinquante écluses à moulin et la mise en place d'un système de sémaphores le long du canal afin d'assurer une communication rapide entre les éclusiers et ainsi préserver la cohérence du sens d'écoulement du courant.
« Des sémaphores ? La cohérence du sens du courant ? Vous allez trop vite, messieurs, je peine à vous suivre ! »
L'impératrice, contrairement aux rumeurs qui la voulaient impassible, dramatique ou condescendante, était en fait, tout ce qu'il y a de plus simple. Les efforts de la jeune femme de 20 ans pour utiliser un vocabulaire châtié et rester formelle étaient presque attendrissants.
« Nous prions Votre Éminente Grâce de bien vouloir nous excuser, répondit
très formellement Morguier, le chef du projet.
— Non, non, c'est moi qui ai du mal. Qu'est-ce qu'un sémaphore au juste ?
— Eh bien, voyez-vous un sémaphore est une construction qui ressemble à un
moulin à grain, mais au lieu d'être surmontée par un moulinet conçu pour
prendre le vent, on y trouve un mécanisme de bois qui se voit de loin et qui
peut changer de forme. Ainsi, de sémaphore en sémaphore, on peut transmettre un
message, lettre par lettre ou mot par mot, suivant le code utiliser. Ça va bien
plus vite qu'une hirondelle messagère. »
La jeune impératrice restait impassible, les yeux grands ouverts comme si elle buvait les paroles du savant et en demandait plus. Voyant que rien ne suivait, elle se redressa et fronça les sourcils. Elle essayait de visualiser ce dont Morguier lui parlait.
« Je vois… dit lentement Antaress dans un mensonge qui ne trompait personne.
— La structure au sommet ressemble à un homme qui agite les bras, tenta
Morguier. Votre Éminente Grâce en a peut-être vu lors de ses voyages en
Boldanie.
— Ah ! s'écria l'impératrice dans un éclair de lucidité. Oui, je vois de quoi
vous voulez parler.
— J'étais sûr que Votre Éminente Grâce savait de quoi il s'agissait ! félicita
Morguier.
— Hmpf, souffla Antaress qui commençait à être agacée par le formalisme du
savant. Et donc vous voulez mettre de ces sémaphores tout le long du canal ?
demanda-t-elle en se levant pour voir la maquette de plus près.
— Tout à fait, il est important que les écluses soient toujours correctement
maniées afin de ne pas inverser le courant du canal.
— Pourquoi ?
— Pour être tout à fait honnête, nous ne sommes pas sûrs. Mais les textes des
anciens bâtisseurs concernant les voies d'eau sont très formels à ce sujet.
C'est un risque qu'il nous parait inconsidéré de prendre. »
L'impératrice Antaress Première se rassit et se reposa contre le dossier de son trône. Le silence régnait à présent. Les savants attendaient patiemment son verdict. Si elle acceptait, ils deviendraient des légendes et passeraient à la postérité. Si elle refusait, ils seraient oubliés à jamais.
« Mmmmmmh… commença-t-elle. J'avoue que je suis un peu perturbée. Lorsque je
vous avais demandé un grand projet, je m'imaginai quelque chose comme une
cathédrale, un grand forum ou un théâtre. C'est ce que me proposent toujours les
architectes de la cour.
— Notre proposition déplaît à Votre Éminente Grâce ?
— On ne peut pas dire qu'elle me déplaise, mais j'ai du mal à en juger
l'intérêt.
— Oh ! Hum, je dirais que l'intérêt le plus immédiat en serait bien évidemment
la manne du péage.
— Vous voulez y mettre un péage ? s'étonna Antaress sincèrement surprise.
— Bien entendu ! Pensez donc, tous les navires marchant en provenance du Nord,
qui pourront acheminer leur marchandise directement par le canal, ouvrant ainsi
leur commerce à toutes les régions bordant les mers du Sud.
— Et inversement, ajouta l'un des autres savants.
— Et inversement ! » renchérit Morguier.
L'impératrice ne semblait pas convaincue par l'argument. Son empire était jeune et riche, et elle le savait. Un péage ; c'était donc là tout ce que les plus grands esprits de sa grande nation avait pu mettre au point comme témoin de sa supériorité ? Un canal ouvrait de nouvelles voies commerciales, ça, elle l'avait compris, mais un péage semblait à ses yeux quelque chose d'assez petit. Qui pourrait être impressionné par le Saint-Empire Arelois et son Péage Impérial ?
L'absurdité du scénario la fit lâcher un petit rire qu'elle s'efforçât de cacher. Les savants l'avaient remarqué bien sûr, mais aucun n'osa le relever.
Les grandes nations sont celles qui marquent l'histoire par les avancées qu'ils apportent au monde, réfléchissait Antaress. Peut-être ce canal pourrait contribuer à rendre le monde plus petit, à encourager les échanges commerciaux et donc à raréfier les conflits. Plus elle y pensait, plus elle se convainquait elle-même de l'intérêt du projet. Cependant, il y avait quelque chose en trop, retirez-le et alors pourquoi pas.
« Soit ! annonça-t-elle. Le Saint-Empire reconnait l'intérêt du canal et donc
autorise sa construction. Lors de la prochaine tenue du Conseil, il vous sera
attribué un budget et un détachement de l'armée pour vous aider dans votre
entreprise.
— Oh merci Votre Éminente Grâce !
— Cependant ! coupa l'impératrice. Le Saint-Empire gardera plein pouvoir de
décision, pleine possession du canal, ainsi que plein profit de tous les
bénéfices de son exploitation.
— Votre Éminente Grâce… tenta Morguier.
— Aussi, continua la souveraine sans se soucier de son interlocuteur. Je prends
la décision irrévocable de garantir pour tous les navires, quelles que soient
leurs origines ou destinations que le canal restera ouvert et le passage
gratuit. Il n'y aura jamais de péage sur La Voie Maria.