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Il faisait bon vivre dans les plaines vallonnées de Prémence. La région était bordée au nord par une mer aux eaux poissonneuses, dans laquelle naviguait d'innombrables navires marchants venant des royaumes septentrionaux. Au sud, se trouvait Arles, la capitale du Saint-Empire Arelois, le centre économique, culturel et politique du continent. La Prémence bénéficiait donc d'une situation économique privilégiée, le passage y était fréquent, le commerce florissant et la culture raffinée.
Comme si cela ne suffisait pas, la Prémence était très bien irriguée en eau, car c'était là que se déversait la Séandre, un grand fleuve au débit conséquent. Ainsi, l'herbe y poussait grande, verte et en abondance. À tel point que la région était connue pour la qualité de sa viande bovine et de ses produits laitiers. Les Prémenciens étaient friands de crème, de fromage, de beurre et de lait. La recette la plus populaire du coin était une spécialité de sauté de veau à la crème de champignons.
Car oui, en plus des eaux poissonneuses et des plaines herbeuses, la Prémence était l'hôte de vieilles forêts primaires riches en bois de qualité, en gibier sauvage et en champignons de toutes sortes. C'était dans ces bois, que les enfants des villages de paysans et de fermiers aimaient passer du temps. Ils y jouaient à cache-cache ou partaient à l'aventure, en explorer les recoins les plus sombres.
Sans surprise, c'était donc dans une ancestrale forêt de chênes que Bruet et Simon décidèrent de construire leur cabane. Les deux frères, fils d'un réputé fabricant de corde, avaient apporté tout le matériel nécessaire : des planches de bois, des clous, un marteau et surtout, des cordes. Plein de cordes.
Ils décidèrent de l'emplacement : une petite clairière au centre du bois, de l'arbre : un vieux chêne au tronc épais et recouvert de mousse, et de la forme : un navire ! Simon, qui passait son temps à se rêver marin et que son père formait au métier de cordier, avait une connaissance impressionnante des cordages de navires, pour son âge. Il se mit donc en tête de reproduire pour leur cabane, les agencements complexes de cordes qui ornaient les grands navires de guerre de la flotte impériale.
Au final, les deux frères mirent presque un an pour fabriquer leur cabane. Bruet avait onze ans et Simon quinze ans quand la construction fut enfin terminée. Le moins qu'on pouvait en dire, c'est qu'elle avait fière allure. Les planches de bois étaient sommairement assemblées et témoignaient de l'ignorance totale des frères en charpenterie, en revanche, le tout était agrémenté de magnifiques cordages qui donnait un air de navire échoué à l'ensemble.
On y grimpait, bien entendu, par une échelle de cordes. La hauteur toute relative de la construction ne leur donnait qu'une visibilité sur la petite clairière où ils l'avaient construite. En revanche, en suivant les cordages pour monter par le toit de la cabane, on pouvait atteindre le sommet de l'arbre, où ils avaient eu l'audace et le courage d'installer un nid de pie, et alors on avait une vue dégagée de toute la région. À l'est, on voyait même la mer.
Au final, les deux frères passèrent moins de temps à jouer dans leur cabane qu'à la construire. Les seize ans arrivèrent bien vite pour Simon et son père l'envoya s'éduquer au Lycée Impérial de Pret-Merloin, la plus grande ville portuaire du nord du pays, où se trouvaient les chantiers navals impériaux. C'est Bruet qui reprendrait la boutique.
Aujourd'hui, les deux frères ne se voient presque plus. Bruet est bien devenu fabricant de corde à la suite de son père. Il forme son fils unique à ce métier, qui lui-même formera à son tour probablement, un jour, son propre fils. La dernière fois que Bruet avait vu Simon, ce fut lorsqu'il était venu passer une grosse commande de cordes. En temps normal, les cordiers de Pret-Merloin suffisent largement, mais avec la montée en tension des relations diplomatiques, l'impératrice a ordonné la construction de soixante navires de guerre supplémentaires. Simon avait réussi à glisser le nom de son frère dans la liste des cordiers supplémentaires que l'intendance des chantiers navales allait recruter.
Car oui, Simon est bel et bien devenu marin, puis capitaine. Il est à la tête de l'Aegolius, un croiseur de la marine impériale. De plus, il est dans les bonnes grâces de l'amirale commandant la flotte dont son navire fait partie. Si tout se passe bien, Simon peut peut-être espérer finir sa carrière dans l'amirauté.
Pour ça, bien entendu, il faut d'abord survivre à la guerre qui s'annonce.