Crystal de Saveur Tomato, 2021. Tous droits réservés.
Il y avait un cristal sur sa couronne, elle en était sûre. Petit et discret, il se perdait dans les multitudes de joyaux, diamants et pierres précieuses serties à même l'or blanc, si bien qu'elle n'arrivait pas à le retrouver. La vieille dame, seule dans son petit salon manipulait le précieux objet comme s'il s'agissait d'un vulgaire cercle de fonte. Peut-être par ce qu'à 86 ans dont 64 ans de règne, l'impératrice Antaress Ⅱ n'était plus du tout impressionnée par ce qui brille. Malgré ses efforts, la souveraine n'arrivait pas à retrouver l'emplacement de ce petit cristal. Étaient-ce ses yeux qui avaient fatigué ou sa mémoire qui lui faisait défaut ? Peut-être bien les deux après-tout... Il me semble qu'il n'était pas loin du gros saphir, se disait-elle.
Tandis qu'elle inspectait son impérial bijou, son esprit divaguait à la récollection de vieux souvenirs. Elle se remémorait les étés de sa jeunesse, passés au milieu des champs de lavande, des vignes et des vergers dans le sud du pays, juste à la frontière des Marches Anpresiennes. Il était de tradition, l'été que la cour déménage dans la demeure estivale de la famille impériale. À l'époque, elle n'était que petite fille bien sûr, les tracas des adultes ne la concernait pas : elle passait le plus clair de son temps à jouer dans les jardins avec les autres enfants de la cour. Bien entendu, puisqu'elle était héritière du trône, elle devait rester sous la supervision attentive d'Ava, sa gardienne personnelle. Celle-ci se donnait du mal pour suivre la petite bande de démons qui n'hésitaient pas à sortir des limites de la demeure et à s'aventurer en forêt, dans les collines, et même une fois dans les mines de quartz de la Broussière. Ce jour-là, Ava les avait sévèrement sermonnés et ils passèrent le reste de la semaine confinés à l'intérieur de la demeure.
Mais où est-ce qu'elle est cette fichue caillasse ! dit à haute voix la souveraine qui commençait à perdre patience. Elle reprit du début et se mit en tête de passer au moins cinq secondes sur chaque pierre, elle y passerait la nuit s'il le fallait.
Les nuits chaudes et étouffantes... C'était probablement le moins bon souvenir qu'elle gardait de cette époque. Enfin, au début seulement. Passé ses 15 ans, elle avait commencé à s'intéresser aux garçons. Les nuits devinrent nettement plus agréables. Bien entendu, elle ne découvrit pas les plaisirs de la chair immédiatement, à cet âge, ses nuits étaient composés d'escapades nocturnes au lac et de nuits passées à discuter. L'impératrice ne se souvenait pas quand elle était tombée amoureuse, mais elle se souvient clairement de ce qui a changé. À 18 ans, toutes les nuits, il venait la voir dans sa chambre, au nez à la barbe d'Ava. Cependant, ces souvenirs sont mêlés avec la douleur de la séparation à l'arrivée de l'automne. Elle avait fait l'erreur de tomber amoureuse de Gedimion, le fils du Duc des Marches Anpresiennes. Lorsque l'automne arrivait, il repartait dans le château de son père au sud ; elle repartait au nord, pour la capitale et le palais impérial.
Pendant des années, il ne pouvait se voir que l'été et échangeaient des lettres l'hiver. Leur amour était fort et il le consommait avec passion tous les étés. Bien entendu, les jeunes amants étaient naïfs. Le père de Gedimion, Duc des Marches Anpresiennes et la mère d'Antaress, la précédente impératrice entretenaient un rapport vassal et une alliance très forte. Il y avait bien d'autres seigneurs à fédérer et bien d'autres relations diplomatiques à entretenir. À 24 ans, Gedimion dus donc épouser la Princesse Emma, l'héritière du trône de Boldanie et lorsqu'elle devint reine, lui, fut couronné Prince Régent. De son côté, Antaress fut couronnée impératrice à 22 ans et comme le veut la tradition, elle ne prit pas de mari officiel. Elle ne revit Gedimion qu'à de très rares occasions.
Ahaaah ! s'écria-t-elle. Je savais bien qu'il était sous le saphir.
Elle regardait avec intensité le petit quartz taillé, caché dans un trio de gemmes transparentes, perdu dans la myriade de pierres précieuses décorant sa couronne d'apparat. Ses yeux étaient humides non pas de tristesse, mais d'une nostalgie aigre-douce. Elle se remémorait le jour où on lui offrit cette magnifique couronne. C'était un cadeau diplomatique, d'un pays voisin. Une magnifique pièce unique réalisée par les meilleurs bijoutiers et joailliers du monde connu. Le prince régent Gedimion, l'offrit à l'impératrice, en symbole de paix. Depuis lors, celle-ci la portait pour toutes ses obligations diplomatiques. La couronne avait fini par devenir le symbole de la paix pour la région, puisqu'à chaque fois qu'elle était portée, on signait un traité, on négociait un accord ou on entretenait une amitié.
Cependant, pour deux personnes, cette couronne avait une tout autre signification. Elle était un message d'un amour secret, souvenir d'une escapade dans une mine abandonnée, une journée d'été.