Crooked de Plume de Marmotte, 2017. Tous droits réservés.
Rarement dans la littérature morbide il est fait mention de l'étrange affaire du duché de Tizac. Contrairement à tous ses voisins et à la plainte générale de ses gens, le Duc Abaddie de Tizac avait interdit les exécutions publiques. Le bourreau opérait depuis quelques années directement dans la prison du château, en présence disait-on, d'un prêtre et d'un officiel en témoin. La nature pieuse et la politique résolument moderne du Duc aurait dû suffire à justifier ce décret : la mort doit se faire dans le deuil et non la joie, même pour le plus vil des hommes. Mais comme vous le savez certainement, rares sont les décisions politiques d'apparence innocentes à l'être réellement.
Cette affaire fut portée à mon attention après que j'eus observé une hausse de la criminalité au duché de Tizac. Est-ce que priver son peuple d'exécutions publiques avait pu lui faire oublier la peur de l'échafaud ? De ce que j'avais pu recueillir comme information sur lui, le Duc m'apparaissait comme un dirigeant sensé et un être intelligent. Étrange que quelqu'un d'aussi avisé ne soit pas au fait des bienfaits du divertissement populaire pour la stabilité politique d'une région. Non, tout cela était décidément trop étrange.
Je pris donc la route pour le duché de Tizac, où je me fis passer pour un vagabond. Arrivé aux faubourgs du château, j'entrais dans le personnage. Une bagarre d'ivrognes plus tard et me voici au cachot pour la semaine. De ma cellule je pouvais observer la prison de l'interieur, interroger les prisonniers de longue date et surtout manipuler les gardes afin qu'ils me révèlent des informations par mégarde. Il me fallut au final, cinq allés-retours aux geôles pour peindre un tableau complet de l'affaire.
Les faits étaient accablants : les condamnés à mort étaient tous enfermés dans une aile séparée des cachots ; aucun garde n'avait jamais assisté à une exécution ; personne n'avait vu aller où venir le bourreau, ni ne connaissait son identité. À cela, il fallait ajouter deux derniers faits très étranges : les exécutions avaient exclusivement lieu de nuit ; lorsqu'ils étaient transportés à la fosse commune, les corps des condamnés étaient enroulés dans un linceul blanc si serré qu'on apercevait les traits des défunts.
À l'auberge, plongé dans mes réflexions depuis plusieurs jours, je maudis ma stupidité qui me fit passer à côté de l'élément le plus étrange de l'affaire : les corps dans les linceuls ont encore leur tête ! Or, la loi est formelle, la décapitation est la seule forme d'exécution autorisée dans le royaume.
Réalisant l'ampleur de l'affaire, je me rends au galop à Pessan, quérir l'aide de l'Évêque Labriffe. Celui-ci, face aux éléments de l'enquête arrive aux mêmes conclusions que moi et en vertu de son autorité cléricale, réquisitionne un détachement militaire afin d'amener Abaddie de Tizac devant la justice royale. Celui-ci est enfermé et quelques semaines d'enquête supplémentaire révèlent toute l'affaire.
Le Duc, vampire, avait réussi à cacher sa nature démoniaque en se nourrissant des condamnés à mort de son duché. Afin d'être toujours approvisionné, il orchestrait des meurtres et faisait condamner des innocents. Son stratagème aurait pu durer encore très longtemps s'il n'avait pas cédé à la gloutonnerie. Mais rassurez-vous, celui-ci a été exécuté et la date de sa mort est aujourd'hui un jour de fête dans tout le royaume.